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Subject: AUT: =?iso-8859-1?Q?_=AB_Multitude=2C_une_certaine_id=E9e_du_monde_commun_=BB.?=
Date: Fri, 3 Dec 2004 01:13:40 +0100


For french readers, an interview of N&H in L'humanité, communist daily newspaper.
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http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-12-02/2004-12-02-451144

 « Multitude, une certaine idée du monde commun ». Michael Hardt et Antonio Negri 
Dans leur dernier ouvrage, Michael Hardt et Antonio Negri posent les bases d'une réinvention démocratique. À la condition d'un renouvellement théorique des outils de la critique. Entretien.

« Contribuer à la résurrection, à la réforme, ou plus exactement, à la réinvention de la gauche en nommant une forme d'organisation et un projet politiques », c'est dans cette perspective que Toni Negri et Michael Hardt envisage la multitude. Le terme agace ou séduit, mais quiconque s'interroge sur les possibilités d'émergence d'une nouvelle subjectivité politique dans les conditions historiques actuelles ne peut que tendre une oreille attentive, par-delà le son des percussions qui accompagnent les mouvements altermondialistes. Entre nouveau corps social et identité de carnaval, entre souveraineté monstrueuse et anarchie rageuse, le terme de « multitude » tente de saisir la dynamique par laquelle les singularités convergent vers une production de l'être-commun. À la fois constat et projet, la multitude fait face à « l'empire » capitaliste mais ne lui est pas symétrique. Car elle peut « faire société » à elle seule, sur la base des collaborations réticulaires du travail immatériel. « Produire du commun », disent les auteurs ? Qu'en est-il donc du rapport de la multitude au communisme qui se présente comme la traduction idéologique historiquement majeure de cette ambition ? Et comment l'analyse marxiste est-elle ici recontextualisée (voir ci-contre l'article du politologue Denis Berger) ? La verve du philosophe italien, spécialiste de Spinoza et ancien activiste révolutionnaire des « années de plomb », et le pragmatisme du professeur de littérature américain Michael Hardt convergent ici dans une stimulante réflexion.

Paru en 2000, Empire (1) décrivait la forme contemporaine du capitalisme mondialisé. Multitude présente aujourd'hui votre analyse des nouvelles forces qui s'y opposent. Allez-vous réécrire le manifeste communiste de Marx et Engels ?

Michael Hardt. Il est vrai qu'Empire et Multitude sont des textes marxistes. Empire, qui essayait de comprendre le système d'exploitation actuel, ressemblait assez dans son projet au Capital de Marx. Un manifeste est un texte capable de proposer un sujet révolutionnaire. Dans ce sens, Multitude est proche de cet exercice.

Antonio Negri. Nous opérons simplement sur la base d'une analyse marxiste du capitalisme et des rapports de classes une critique de l'économie politique qui s'applique à l'actualité.

D'un côté, ce travail de réinvention suscite de l'enthousiasme, en particulier au sein du mouvement altermondialiste, de l'autre votre mise en question des idées de nation, classe ou peuple inquiète ou laisse dubitatif beaucoup de ceux qui, dans les organisations syndicales et politiques notamment, s'interrogent sur les moyens de contrer le libéralisme dominant. Que répondez-vous à ce scepticisme ?

Michael Hardt. Cette inquiétude à propos de certains fondements de l'analyse est un fait déjà avéré. Certaines tendances traditionnelles de gauche nous reprochent cela en effet. Mais nous n'avons fait qu'analyser ce que tout le monde savait.

Antonio Negri. Il ne faudrait pas confondre le mouvement ouvrier avec la vision européenne du mouvement ouvrier, qui relève généralement de l'histoire que le communisme nous a léguée, lié au mouvement national et organisé. Car le mouvement ouvrier déborde cette histoire. Aux États-Unis par exemple, cette tradition n'existait pas. On ne va pas pour autant considérer qu'il n'y a pas de mouvement ouvrier. En Amérique latine, cette tradition existe partiellement, pour ne pas parler du monde arabe. Premièrement, il y a donc un problème des exploités qui est un problème mondial et que l'expérience eurocentrique du socialisme occidental n'a pas épuisé. Deuxièmement, la crise des syndicats, des partis, mais surtout la crise des grands concepts, comme la classe ouvrière ou la nation, est une crise dont l'interprétation a toujours plié vers la droite. La fortune d'Empire s'appuie sur le fait que c'est au contraire un discours de gauche. Car la classe ouvrière, complètement modifiée, demeure, même si son concept se confond avec celui de multitude. C'est le paradoxe face auquel tous les orthodoxes, pour qui classe ouvrière et politique nationale se sont toujours confondues, sont aujourd'hui sans réponse. Nous disons que la classe ouvrière n'est plus le moteur fondamental car elle appartient à un ensemble de forces productives également exploitées, parfois plus encore.

Quelles seraient ces autres forces productives exploitées ?

Antonio Negri. Elles se trouvent dans le travail immatériel lié à la révolution informationnelle. Ce sont des gens qui travaillent dans les services et produisent des marchandises intellectuelles et immatérielles. Il y a aussi des agriculteurs. Il s'agit de véritables forces qui se trouvent au coeur de la société.

Michael Hardt. L'évolution technologique, celle de l'informatique et des réseaux, joue un rôle important. Peut-on se limiter à la seule classe ouvrière industrielle ? Il faut parler d'autres formes de travail. On ne peut plus en rester à la conception d'un unique sujet de l'histoire. Ainsi osons-nous définir un nouveau sujet en formation appelé la « multitude ». Il relève de l'ensemble du travail productif, et traverse beaucoup de couches sociales. Les usines incluses, surtout celles du tiers-monde.

Partant des mutations du monde du travail, vous indiquez ce qu'elles recèlent de positif plutôt que d'en critiquer seulement les dérives. Est-ce à dire que « l'autre monde possible » existe déjà en puissance dans cette évolution ?

Michael Hardt. Cela revient à dire avec Marx que l'on ne pose pas les problèmes sans connaître les clés de la solution. Si la multitude est imaginable, c'est parce que les outils de cette révolution sont déjà là.

Antonio Negri. Dans l'histoire de la classe ouvrière, on repère au moins quatre modèles. Celui de la plèbe prolétaire déplacée des campagnes vers la ville jusqu'au milieu du XIXe siècle, celui de l'ouvrier professionnel très qualifié producteur d'idéologie et d'espoir, puis celui de l'ouvrier massifié du taylorisme. À présent, on observe un autre type de fonction sociale productive, et un autre type d'ouvrier apparaît, celui qui travaille devant un ordinateur. Cela suppose un élargissement du concept de producteur et, de plus, une réappropriation des moyens de production. Quand le cerveau devient l'outil fondamental, il n'y a plus de séparation entre moyens de production et force productive, c'est cela la potentialité révolutionnaire. Face à cette évolution, le capital n'est pas passif. Il se reconstruit dans son projet de domination sur la base de cette transformation de la classe ouvrière et de la multitude productive.

Votre projet est-il de faire pièce à cette étonnante plasticité du capitalisme libéral, bien supérieure à la capacité d'adaptation stratégique des forces contraires ?

Antonio Negri. Nous reconnaissons avant tout que l'organisation du travail a changé. Et nous nous demandons ce que signifie proposer la révolution dans ces conditions. Même avec toute sa capacité à se remodeler, le capitalisme est aujourd'hui contraint à la guerre et à l'état d'exception permanent. Si la loi de la valeur ne fonctionne plus, si les mécanismes de financiarisation sont en crise, et c'est un fait, alors une crise entre capitalistes dans le rapport fondamental du capital collectif et de la multitude est ouverte.

Lorsque vous critiquez l'eurocentrisme, vous soulignez les spécificités locales des mouvements ouvriers. Cela revient à introduire de la différence dans une vision idéologique globalisante. Le féminisme a également enfoncé un coin de cette apparente homogénéité.

Antonio Negri. Oui, et la question féministe serait un continent entier du problème. Cependant, avec Empire et Multitude nous ne voulions pas résoudre le problème du mouvement ouvrier, mais seulement proposer des schémas sur lesquels commencer à raisonner. Je dis bien « commencer à raisonner ». Ce que nous proposons est une « épokè » (suspension du jugement chez les philosophes grecs sceptiques-NDLR). Je ne retournerai aux vieux débats entre Lénine et Zinoviev sur les nationalités qu'après avoir enquêté sur l'état actuel, et après avoir compris pourquoi tant de camarades continuent de refuser la nouvelle donne du présent. L'État nation ? Il n'existe plus comme auparavant. L'usine fordiste ? Elle n'est plus possible, pas même en Chine.

À propos de votre méthode de jugement, vous écrivez devoir « retourner au XVIIIe siècle ». Les Lumières seraient-elles plus d'actualité que les usines fordistes ?

Michael Hardt. L'idée est qu'à la fin de la modernité on observe une répétition des problématiques de ses origines. Par rapport à la guerre par exemple. La modernité a commencé avec le problème de la souveraineté et de la guerre avec Hobbes et Descartes. Or la crise de notre modernité accompagne une sorte de guerre civile à l'échelle globale. Mais pas plus que la Révolution française ne pût reprendre l'idée antique de démocratie et l'implanter, nous ne pouvons reprendre le concept national moderne de la démocratie et le proposer au niveau mondial. Vouloir créer un État monde démocratique, cela n'a pas de sens, ce serait comme si les révolutionnaires français avaient déclaré vouloir créer une cité nationale. Il ne s'agit pas de répéter Babeuf, ni de refaire Athènes, mais de réinventer la démocratie. C'est une répétition formelle des origines de la modernité.

Antonio Negri. Le retour au XVIIIe siècle, c'est aussi la question de Foucault. Qu'est-ce que le pouvoir ? Foucault a vraiment avancé masqué, comme Descartes. Il réinventait la théorie non seulement de l'émancipation mais aussi de la libération. Foucault, mais aussi le dernier Althusser qui commençait à parler de subjectivité et de désir. Et jusqu'au dernier moment néanmoins il se disait communiste. Je lui avais posé la question, dans un entretien, six mois avant son décès. « Oui, je suis communiste, m'avait-il répondu, car ça aussi, c'est le communisme. »

Est-ce que la multitude est communiste ?

Antonio Negri. Oui ! Mais est-ce que la classe ouvrière était communiste quand Marx a commencé à en parler, et qu'elle représentait cent mille personnes dans le monde ? La multitude dont on parle est déjà beaucoup plus large quantitativement. La classe ouvrière a été communiste, mais aussi autre chose. En Allemagne, entre 1933 et 1945, elle a été autre chose, en Italie dans les années 1943, et en France, il y a eu des périodes où elle ne l'a pas été. Aux États-Unis, elle ne l'a jamais été. Le problème n'est pas celui d'une volonté mais celui de comprendre quelles sont les potentialités communistes. Et, de mon point de vue, les potentialités communistes de la multitude sont infiniment plus grandes que les potentialités communistes de la classe ouvrière au moment où Marx la théorisait, pour ne pas parler d'aujourd'hui.

Michael Hardt. Dans le livre, on parle très peu de communisme, mais beaucoup de ses grands thèmes. À savoir la critique de la division du travail, la critique de la propriété privée, la proposition d'une nouvelle subjectivité du travail. Sans recouvrir la terminologie, tous les éléments d'une analyse et d'une proposition communistes sont présents.

L'une des clés théoriques et pratiques pour la classe ouvrière était la conscience de classe. Par laquelle une classe « en soi » devenait aussi une classe « pour soi ». Peut-on parler de multitude en soi et pour soi ? Quelle conscience la multitude a-t-elle d'elle-même ?

Antonio Negri. C'est un problème important. Quand on parlait d'« en soi », on insistait dans la vieille conception communiste sur le fait que les intérêts matériels de la classe ouvrière amenaient au politique. La conscience est un liant dans la matérialité de la classe ouvrière et son expansion politique. Et cette conscience était amenée du dehors. C'était le parti et l'avant-garde qui la guidaient. Aujourd'hui, ce processus peut sans doute s'auto-organiser. Je dis bien s'organiser, car ce n'est pas spontané. Mais il n'y a pas de dehors dans ce processus, pas d'avant-garde pour faire passer d'un niveau de matérialité forte à une expression politique.

Quel exemple proposez-vous de ce genre de mouvement endogène d'auto-organisation ?

Michael Hardt. Les mobilisations du 15 février 2003 contre la guerre en Irak en sont un exemple. Mais ce n'est pas de l'auto-organisation abstraite. C'est le fruit de liens qui se sont construits dans le mouvement alter et dans l'expérience des luttes.

Antonio Negri. Il ne faut pas tomber dans la caricature de l'auto-organisation. Il existe une littérature énorme autour de cette idée, anarchiste notamment. Cela fait partie de la préhistoire du socialisme, mais cela fait partie aussi de grands mouvements comme l'écologie. Mais, plutôt que tout discours sur l'auto-organisation, il est plus intéressant pour comprendre le phénomène de voir comment est tombé Aznar en deux jours à Madrid. Qu'était-ce que cette commune de Madrid qui s'est déterminée quand on a découvert que le discours violent et disciplinaire d'Aznar était aussi sans vérité ? Cette union d'une résistance à la non-vérité est un grand procès d'auto-organisation. Qui se constitue singulièrement à travers, par exemple, les SMS que les gens s'adressent. Des groupes de cinq, six personnes commencent à marcher dans la rue, et, quand ils arrivent au bout, ils sont dix milles.

L'exemple d'Aznar est d'autant plus intéressant que, peu après le début des manifestations, se tenaient des élections. Se pose alors la question du rapport de la multitude aux institutions et au pouvoir, et celle de ses moyens d'intervention politique.

Antonio Negri. Il n'y a pas là d'antinomie. Pour moi, chaque fois que la multitude peut intervenir dans les institutions, elle le fait. Pourquoi se priver des réformes qui sont incontournables et bénéfiques ? C'est un processus qui doit être suivi, sans pour autant lier notre existence à ce procès. Là s'ouvre une autre voie : celle de l'exode. Celle qui amène à faire manquer le consensus vis-à-vis des institutions. Ouvrir la mobilité à l'échelle mondiale, lutter pour de plus hauts revenus, voire pour un revenu garanti généralisé, se réapproprier des canaux et des terrains de la communication : ce sont des conditions à la survie. Mais cela ne signifie pas que l'on continuera toujours à gérer ou à être dans le rapport du capital. Ce rapport devra tomber un jour. L'exode est à réaliser de manière contemporaine à la réforme.

Michael Hardt. C'est à ce point qu'il faut repenser les institutions et les réinventer. Et travailler avec celles qui existent tout en cherchant le moyen d'organiser tous ces exodes appelés à constituer une autre société.

Entretien réalisé par David Zerbib

(1) Editions Exils, 2000 et 10/18, 2004


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